Premières critiques |
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TENTATIVE HEROÏQUE
J. R. R. Tolkien : La communauté de l’Anneau.
Dans un livre précédent, Bilbo le Hobbit, le Professeur Tolkien décrivit un
monde jeune et brut, où les hommes se traînaient dans des vallées désertiques,
alors que dans les terres perdues, Dragons et Nains se disputaient un trésor
secret. Dans ce monde vivaient les Hobbits, créatures très similaires aux
hommes, mais aux pieds poilus. Elles sont taquines, plutôt philistines, créatures
dont le credo du chef est « cultiver la nourriture et la manger » ;
grands buveurs de bière, fumeurs assidus, aimant donner des fêtes et des
discours d’après-dîner (un lecteur vit en eux l’influence de Toad de Toad
Hall).
Dans La Communauté de l’Anneau, c’est comme si ces Light Programme
type s’étaient introduits dans le domaine des Nibelungs. Le résultat est un
système mythologique aussi cohérent, complet et détaillé que ceux construits
par les anciens des cités-cultes du Levant. L’auteur a entrepris une tâche
à laquelle Homère, Hésiode et Ovide ont travaillé, et dans ce long
livre, le premier volume d’une trilogie, leurs différents styles sont reflétés
par différents modes.
Les Hobbits cultivent, s’amusent et vivent durant de nombreuses années ;
mais ils ne sont pas immortels, et ils se marient, ont une descendance. Le héros
de cette heureuse communauté de vieux écoliers est M. Bilbon Baggins, qui a un
jour capturé le trésor d’un dragon ; il conserve un anneau magique
comme trophée de cette dangereuse aventure. Mais la Comté, la paisible patrie
des Hobbits, est située dans un vieux monde tombé en ruines ; la terre
environnante est peuplée de vestiges de royaumes disparus, et sur des chemins
presque oubliés, de mystérieux vagabonds rapportent les rumeurs d’actes déplaisants
dans le sud. M. Baggins apprit que l’Anneau était plus qu’un trophée. Si
le grand magicien peut en prendre possession, il règnera sur le monde par sa
force démoniaque ; mais sa magie n’est d’aucune aide pour le bon, car
s’il le porte, cela blesse son corps et son esprit. Alors M. Baggins prend sa
retraite dans les bois avec les elfes, confiant l’anneau à son neveu et héritier
Frodon Baggins. Frodon décide de détruire l’anneau ; bien qu’il ne
puisse être fondu que dans le feu qui l’a forgé, et ce feu brûle dans
les profondeurs de la citadelle du démon. Il se met en route avec son dangereux
fardeau, rejoint par divers braves et talentueux Magiciens, Nains, Elfes et
Humains, et à la fin du volume est sur le point d’entrer, seul, dans la
capitale du danger et de la perversité. Le devoir l’a obligé à affronter sa
tâche et, d’un jeune cupide et boiteux hobbit, il est devenu un noble
paladin.
Seul un considérable talent de narration peut surmonter la difficulté d’un
tel changement dans les limites d’un seul livre. Il était facile d’échouer,
mais le Professeur Tolkien y réussit. Le récit facétieux des banquets de la
Comté mène à de merveilleuses descriptions de Rivendell et de la
Lothlórien, puis des forêts luxuriantes des elfes ; plus loin, le compte
rendu sinistre du massacre de Balin, fils de Fundin, le prince des
Nains qui tenta de reconquérir le royaume souterrain de la Moria aux sinistres
Orques fait délibérément écho au désespoir certain des Sagas. Cette
copieuse invention d’arrières plans et l’émotion d’une aventure à
frissons promène le lecteur avec certitude d’une humeur à une autre.
Pour le moment, l’histoire manque d’équilibre. Tous les Hobbits, Nains,
Elfes et Humains bien-pensants peuvent s’unir face à Sauron, Seigneur du Mal ;
mais leur seul code est le code du courage du guerrier, et l’auteur
n’explique jamais ce qu’ils considèrent comme le Bien. Sans le Graal et
l’amour romantique, même le monde de Malory semblerait vide. Peut-être,
qu’après tout, est-ce le sujet d’une subtile allégorie. Contre la Russie,
le monde occidental peut collaborer, mais si le Rideau de Fer faisait disparaître
les dirigeants de la Yougoslavie, l’Espagne et l’Angleterre auraient du mal
à s’accorder sur la prochaine étape. Soit c’est ce qu’il veut dire, soit il ne veut rien dire du tout. La Communauté de l’Anneau est un livre à lire pour une solide prose et une rare imagination.
OH, LES AFFREUX ORQUES !
En 1937, le Dr J.R.R. Tolkien, professeur à l'université d'Oxford, publia un
livre pour enfants appelé Le Hobbit, qui connut un immense succès. Les Hobbits
sont une race presque humaine, qui habitent dans un pays imaginaire appelé la
Comté, et qui combinent les caractéristiques de certains animaux anglais - ils
vivent dans des terriers comme les lapins et les blaireaux - avec les traits des
campagnards anglais, allant du rustique au gentleman-farmer (le nom semble être
un condensé de rabbit et Hobbs1).
Ils ont des Elfes, des Gobelins et des Nains pour voisins, et ils sont associés
avec un magicien appelé Gandalf, ainsi qu'une créature amphibie boueuse appelée
Gollum. Le Dr. Tolkien fut intéressé par son pays de conte de fées, et partit
de sa petite histoire pour inventer une grande fable, qui est apparue, sous le
titre global du Seigneur des Anneaux, en trois tomes : La Communauté de
l'Anneau, Les Deux Tours, et Le Retour du Roi. Chaque volume est accompagné de
cartes, et le Dr. Tolkien, qui est philologue, professeur d'Anglais et de Littérature
à Merton College, a pourvu le dernier volume avec une savante documentation en
annexe, expliquant les alphabets et grammaires des diverses langues parlées par
ses personnages, et donnant également les généalogies complètes et les
chronologies historiques. Le Dr. Tolkien a annoncé que cette série - la suite
hypertrophiée du Hobbit - est destinée aux adultes plutôt qu'aux enfants, et
elle a eu un accueil retentissant dans les mains de nombre de critiques qui sont
certainement adultes depuis bien des années. M. Richard Hugues, par exemple, en
a écrit que rien d'une telle envergure dans ce genre n'avait été tenté
depuis The Faerie Queen, et « qu'une telle profondeur d'imagination défie
toute comparaison ».
« C'est bizarre, vous savez, » dit Mlle Naomi Mitchison, « qu'on prenne cela
aussi sérieusement que Malory. » Et M. C.S. Lewis, aussi d'Oxford, est capable
de les surpasser tous : « Si Ariosto, » écrit-il en écho, « le rivalisait
en invention (en fait, ce n'est pas le cas), il lui manquerait encore cette sincérité
héroïque. » L'Amérique n'a pas été en reste non plus. Dans La Revue Littéraire
du Samedi, un M. Louis J. Halle, auteur d'un livre sur la Civilisation et la
Politique Etrangère, répond de la manière suivante à une dame qui - «
abaissant son pince-nez » - avait demandé ce qu'il trouvait à Tolkien : «
Qu'est-ce que ce monde imaginaire a à voir avec le nôtre ? Vous vous demandez
quel en est le sens - comme vous vous demandez quel est celui de l'Odyssée, la
Génèse, de Faust - en un mot ? En un mot, alors, sa signification est « héroïsme
». Cela rend notre propre monde, une fois encore, héroïque. Quelle plus haute
signification que celle-ci peut on trouver dans une littérature ?
Mais si l'on considère ces panégyriques avant le livre lui-même, on peut être
déçu, surpris, dérouté. Le critique a lu à voix haute toute la chose à sa
fille de sept ans, qui a entièrement lu Le Hobbit un nombre incalculable de
fois, le recommençant dès qu'elle le terminait, et dont l'intérêt a été
maintenu par ces successeurs bien plus prolixes. On peut se demander pourquoi
l’auteur était supposé écrire un livre pour adultes. Il y a, sûrement,
quelques détails qui sont un peu dérangeants pour un livre d’enfants, mais,
excepté quand il devient pédant et ennuyeux pour le lecteur adulte, il y a peu
qui passe, dans Le Seigneur des Anneaux, au dessus de la tête d’un enfant de
sept ans. C’est essentiellement un livre pour enfants – un livre d’enfants
qui s’est d’une certaine façon égaré, à partir du moment où, au lieu de
le cibler vers un marché « juvénile », l’auteur s’est livré au développement
d’un imaginaire pour son propre plaisir ; et il doit être dit sur ce
point, avant d’insister sur ce décalage littéraire, que le Dr. Tolkien fait
très peu de revendications pour son roman fantastique. Dans une déclaration rédigée
pour les éditeurs, il a expliqué qu’il a commencé à s’amuser lui-même,
comme un jeu philologique : l’invention des langages en est la fondation.
Les ‘Histoires’ ont été crées pour fournir un monde pour les langages,
plutôt que l’inverse. J’aurai préféré écrire en Elfique. Il a omis,
a-t-il dit, dans le livre publié une bonne partie de la philologie ; «
mais il y a beaucoup de questions linguistiques…inclues ou exprimées par la
mythologie dans le livre. C’est pour moi, de toute façon, en grande partie un
essai ‘d’esthétique linguistique’, comme je le dis parfois aux personnes
qui me demandent ‘de quoi ça parle’… Cela ne ‘parle’ de rien
d’autre que de soi-même. Cela n’a certainement pas d’intentions allégorique,
générale, particulière ou actuelle, morale, réligieuse ou politique. » Une
histoire fantastique pour enfants trop vieux, une curiosité philologique –
voilà ce qu’est réellement Le Seigneur de Anneaux. La prétention est entièrement
du côté des admirateurs entichés du Dr. Tolkien, et ce sont ces prétentions
que je voudrais ici attaquer. 1
- NdT : Nous aurions pu traduire « rabbit and Hobbs » par « lapin et Hobbs »
mais tout le sens du rapprochement « rabbit and Hobbs » disparaît.
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