Tolkien raciste ? |
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ou comment la lecture superficielle d’une œuvre et la méconnaissance de la personnalité d’un écrivain peuvent amener à des conclusions infamantes Depuis
la sortie en 1954 - 1955 du Seigneur des Anneaux, nombreux furent les
commentateurs à taxer sinon son auteur, du moins le livre, de racisme. Sans
doute marqués par l’idéologie raciale nazie, encore dans toutes les mémoires,
ils considéraient les Elfes et les Orques avec une extrême méfiance, bien
compréhensible. Aujourd’hui cependant, de nombreuses publications posthumes,
réalisées grâce à son fils Christopher, permettent de mieux cerner la
personnalité du Professeur Tolkien. En particulier, ses lettres (en cours de
traduction en France) sont une formidable mine d’informations que tout
commentateur sérieux se doit de prendre en compte avant de formuler des
jugements et des hypothèses dignes de ce nom. Elles seront d’ailleurs utilisées
dans cet essai. Par ailleurs, la connaissance de ses autres œuvres, en
particulier de sa véritable œuvre majeure, Le Silmarillion, est bien
entendu indispensable. Cependant, notamment à l’occasion de la sortie des
films adaptés du Seigneur des Anneaux, certains n’hésitent pas à
continuer à taxer Tolkien de racisme, et on a pu lire dans la presse des titres
tels que « Le seigneur des fachos ». Il serait intéressant de
demander à l’auteur quelle part de l’œuvre de l’auteur il a lue, si
jamais il a lu le Seigneur en entier, et on pourrait se contenter d’en
rire (ou d’en pleurer) si on sous-estimait le pouvoir de nuisance des rumeurs,
surtout colportées par la presse. Nous nous attacherons donc ici à étudier
les arguments des pourfendeurs de Tolkien, et à les passer au crible, en
laissant le plus souvent possible la parole au Professeur, via ses
lettres. Commençons par faire l’inventaire des accusations courantes. Pour de nombreux critiques en mal d’inspiration, ou agacés par le battage médiatique autour des adaptations de Peter Jackson (mais le livre doit-il en être tenu responsable ?), il semble que les clichés éculés aient la vie dure. Laissons donc la parole à Chris Henning, journaliste au Sydney Morning Herald, dans un article traduit et repris par Courrier International : « Tout l'attrait du Seigneur des anneaux réside dans le fait que c'est un ouvrage fondamentalement raciste. La Terre du Milieu est peuplée de créatures qui se distinguent les unes des autres par des caractéristiques marquées : la langue, l'apparence physique et l'attitude. Une vision que n'aurait pas reniée Hitler : les Orques sont tous laids, répugnants et violents, sans exception ; les Elfes gracieux appartiennent à une élite aristocratique. Les individus n'échappent pas à leur race. Quand vous en connaissez un, vous les connaissez tous. Un Orque, n'importe lequel, reste toujours un ennemi. Un Hobbit ne sera jamais l'ami d'un Orque. Ainsi, l'univers de Tolkien est depuis longtemps très populaire dans les milieux d'extrême droite. Si vous avez des doutes, jetez un coup d’œil aux quelques sites Internet prônant la suprématie de la race blanche. » Il apparaît donc que pour beaucoup, le cliché « elfes blonds aux yeux bleus contre orques répugnants » est la preuve la plus évidente d’une idéologie raciste sous-tendant l’œuvre. Isabelle Smadja, dans son essai Le Seigneur des Anneaux ou la tentation du Mal, ne dit pas autre chose[i]. D’autres affirment haut et fort que Tolkien serait un nostalgique d’un pseudo « idéal germanique », sous prétexte qu’il était expert en mythologie saxonne, ou qu’il serait un « aryaniste » : preuve en serait, encore une fois, des Elfes. Pour ceux, et ils sont légion, pour qui le Seigneur des Anneaux est une œuvre manichéenne, opposant les « gentils » aux « méchants » (Isabelle Smadja qualifie encore le livre de « livre pour enfant »!), le fait d’opposer des peuples bons à d’autres mauvais, révèle évidemment une vision biaisée et raciale. Nous y reviendrons longuement. On peut également y rattacher les relations entre les différents peuples humains, notamment entre les Númenoréens et les autres hommes de la Terre du Milieu. Enfin, le point le plus évoqué, sans doute le plus polémique, concerne les Orques : incarnation non seulement du mal, mais également de « sous-hommes », que l’on pourrait massacrer à sa guise, race entièrement mauvaise dès l’origine : ils révèleraient le mépris que Tolkien aurait pour les « hommes inférieurs », d’autant plus compréhensible que Tolkien est né en Afrique du Sud ! Après cette énumération révélant des degrés de compréhension du texte plus ou moins poussés, examinons maintenant un par un ces arguments, en commençant par le plus grotesque : la naissance de Tolkien en Afrique du Sud. Rappelons qu’il l’a quittée définitivement à l’âge de trois ans ! Devient-on raciste à cet âge là ? On rétorquera peut-être, avec beaucoup de mauvaise foi, que sa famille pouvait l’être, et l’influencer plus tard. Or que voyons-nous sur une photographie de la famille Tolkien à Bloemfontein en 1892 ? Le petit John Ronald, âgé de quelques mois, dans les bras de la bonne, entouré de ses parents et… de deux domestiques noirs, l’air assez étonné de figurer sur une photographie de famille. Combien de familles blanches faisaient de même à cette époque ? Le domestique Isaak avait d'ailleurs "enlevé" le petit Ronald de la maison pour le montrer aux siens dans son kraal. Vive émotion générale, mais Arthur Tolkien refuse de le renvoyer. En reconnaissance à celui-ci, le domestique appellera son fils Isaak Mister Tolkien Victor. Pour en finir avec cette ridicule argumentation, notons que dans son discours d’adieu à Oxford en 1959, donc à une occasion solennelle, il déclara : « I have the hatred of apartheid in my bones. » Passons maintenant à l’accusation d’aryaniste, de nostalgique de l’idéal germanique. Très tôt, le jeune Tolkien est fasciné par les mythologies nordiques, comme le Kalevala ou les Eddas, ainsi que par la mythologie saxonne en générale, d’avant l’invasion normande, dont le meilleur exemple est Beowulf. Cela à partir du milieu des années 1910. Pour autant, il n’adhère pas à la façon dont ces mythologies sont traitées par Wagner, et encore moins par Hitler, et condamne sans appel la récupération par les nazis des mythes scandinaves, en faisant quasiment une affaire personnelle entre Hitler et lui. Laissons-lui la parole : « (...) I
have spent most of my life, since I was your age, studying Germanic matters (in
the general sense that includes England and Scandinavia). There is a great deal
more force (and truth) than ignorant people imagine in the 'Germanic' ideal. I
was much attracted by it as an undergraduate (when Hitler was, I suppose,
dabbling in paint, and had not heard of it), in reaction against the 'Classics'.
You have to understand the good in things, to detect the real evil.(...) Anyway, I have in this
War a burning private grudge – which would probably make me a better soldier
at 49 than I was at 22: against that ruddy little ignoramus Adolf Hitler (for
the odd thing about demonic inspiration and impetus is that it in no way
enhances the purely intellectual stature: it chiefly affects the mere will).
Ruining, perverting, misapplying, and making for ever accursed, that noble
northern spirit, a supreme contribution to Europe, which I have ever loved, and
tried to present in its true light. Nowhere,
incidentally, was it nobler than in England, nor more early sanctified and
Christianized. » (Lettre 45 à Michael Tolkien, 9 juin 1941).
Citons
enfin sa réponse, datant de 1938, à des éditeurs allemands désireux de
traduire et de publier en Allemagne Bilbo le hobbit, ainsi que la lettre
qu’il envoya à ce sujet à son éditeur anglais :
« I
must say the enclosed letter from Rütten and Loening is a bit stiff. Do I
suffer this impertinence because of the possession of a German name, or do their
lunatic laws require a certificate of 'arisch' origin from all persons of all
countries?
Personally
I should be inclined to refuse to give any Bestätigung
(although it happens that I
can), and let a German translation go hang. In any case I should object strongly
to any such declaration appearing in print. I do not regard the (probable)
absence of all Jewish blood as necessarily honourable; and I have many Jewish
friends, and should regret giving any colour to the notion that I subscribed to
the wholly pernicious and unscientific race-doctrine.
(...)»
(Lettre 29
à Stanley Unwin, 25 juillet 1938) "Dear Sirs, Thank you for your letter. .... I regret that I am not clear as to what
you intend by arisch. I am not of Aryan extraction: that is Indo-iranian; as far
as I am aware none of my ancestors spoke Flindustani, Persian, Gypsy, or any
related dialects. But if I am to understand that you are enquiring whether I am
of Jewish origin, I can only reply that I regret that I appear to have no
ancestors of that gifted people. My great-great-grandfather came to England in
the eighteenth century from Germany: the main part of my descent is therefore
purely English, and I am an English subject – which should be sufficient. I
have been accustomed, nonetheless, to regard my German name with pride, and
continued to do so throughout the period of the late regrettable war, in which I
served in the English army. I cannot, however, forbear to comment that if
impertinent and irrelevant inquiries of this son are to become the rule in
matters of literature, then the time is not far distant when a German name will
no longer be a source of pride. Your
enquiry is doubtless made in order to comply with the laws of your own country,
but that this should be held to apply to the subjects of another state would be
improper, even if it had (as it has not) any bearing whatsoever on the merits of
my work or its suitability for publication, of which you appear to have
satisfied yourselves without reference to my Abstammung. (...)" (Lettre
30 à Rutten & Loening Verlag, 25 juillet 1938)
Voici donc maintenant le personnage du Professeur lavé semble-t-il de toute accusation de racisme. Certes, mais son œuvre pourrait l’être, si l’auteur est dépassé par sa propre écriture. Les lettres citées plus haut pourraient n'être qu'hypocrisie, et seule une étude approfondie de son oeuvre permettra de répondre au problème soulevé. Nous entrons donc maintenant dans le vif du sujet en examinant les accusations ayant trait au livre même du Seigneur des Anneaux. Nous nous efforcerons de montrer que la nature, bonne ou mauvaise, des personnages, n’est pas conditionnée par leur appartenance à une race, en laissant de côté le cas des Orques, que nous traiterons plus tard. Il faut donc commencer par l’affirmer clairement : le Seigneur des Anneaux n’est pas une œuvre manichéenne. Il n’y a pas d’un côté les gentils elfes, hobbits, humains et nains contre les mauvais orques, hommes corrompus et consorts. Dans le Silmarillion comme dans le Seigneur des Anneaux, l’ennemi n’est que peu présent : Saruman est évoqué indirectement pour n’apparaître qu’une fois vaincu, Sauron reste en permanence à Barad-Dûr, sa présence étant surtout celle qui assombrit le cœur et les délibérations, quant à Morgoth, il regarde pour ainsi dire les Elfes se perdre seuls, par la faute de leurs divisions et de la Malédiction de Mandos. Et de fait, la véritable lutte du bien et du mal se situe dans l’esprit des personnages. Quel meilleur exemple que Boromir ? Homme de grande valeur, la tentation d’utiliser l’anneau à de bonnes fins (ce qu’on pourrait appeler la tentation du Bien) le fait basculer dans le Mal, en tentant d’arracher l’Anneau à Frodon, avant de se racheter et de finir sa vie en beauté, se sacrifiant pour Meriadoc et Peregrin. Quant à Frodon, le combat intérieur entre le Bien et le Mal se fait de plus en plus intense au fur et à mesure qu’il s’approche d’Orodruin, et il finit d’ailleurs par succomber. Que dire enfin de Sméagol / Gollum, dont les déchirements intérieurs deviennent pathétiques, au sens fort du terme ? On voit ainsi qu’une conception manichéenne de l’œuvre est battue en brèche par la notion de libre-arbitre, don d’Eru Ilúvatar, le Créateur, à ses enfants, et tout particulièrement aux Hommes. Citons ici un passage du premier chapitre du Silmarillion, où il est question d’Eru : « Et il souhaita que les cœurs des Humains soient toujours en quête des limites du monde et au-delà, sans trouver de repos, qu’ils aient le courage de façonner leur vie, parmi les hasards et les forces qui régissent le monde, au-delà même de la Musique des Ainur, elle qui fixe le destin de tous les autres êtres. » Pour les peuples issus d’Eru Ilúvatar, on ne devient donc bon ou mauvais que par ses choix et ses actes, non par son appartenance à une race.
Profitons-en pour
définir ce que nous appellerons ici une race. Le terme anglais souvent retenu
par Tolkien est kindred, mais race apparaît parfois. La
traduction française est donc imparfaite, mais reste assez commode à utiliser,
à condition de la décharger des préjugés qui peuvent lui être associés.
Nous utiliserons donc le terme race comme un terme générique pour désigner
l’ensemble des êtres appartenant à une même espèce : la race des
Elfes, celles des Nains, celle des Hommes, etc. En aucun cas définirons-nous
plusieurs « races humaines », ou elfiques, car ce serait tomber dans
un concept dangereux. Ces races sont différentes, indubitablement, car elles
n’ont pas reçu les mêmes dons de leur créateur, qu’il soit Ilúvatar pour
les Elfes et les Hommes ou Aulë pour les Nains, mais nul « classement »
de mérite n’est acceptable. De nombreux passages du Seigneur des Anneaux
ou du Silmarillion abordent d’ailleurs le thème de la rencontre entre
personnages de différentes races. Les exemples sont légion, citons pêle-mêle
l’apprentissage de l’amitié au-delà des préjugés ancestraux entre le
Nain Gimli et l’Elfe Legolas, la découverte des premiers Humains par le roi
elfique Finrod Felagund qui les approche, joue de la musique et apprend à
converser avec eux, ou de l’amour immortel alliant Beren le mortel à Lúthien
Tinúviel, la plus belle des Elfes, précurseur de celui liant Aragorn à Arwen
Undomiel (et d'ailleurs évocateur de celui existant entre Tolkien et son
épouse Edith). Citons aussi les attitudes des différents Istari, les Sages, à
propos de ce peuple semblant mineur, les Hobbits : Saruman les méprise,
alors que Gandalf a compassion, amitié et compréhension pour ce peuple, ce qui
aura d’ailleurs pour conséquence inattendue la victoire finale. Il faut également
parler de la compassion éprouvée par Frodon à l’égard de Gollum, et de
cette fameuse phrase des Deux Tours où Sam contemple un Homme du Sud, un
Haradrim, tué devant lui : « Il se demanda comment
s’appelait l’Homme et d’où il venait ; s’il avait vraiment le cœur
mauvais ou quelles menaces ou mensonges l’avaient entraîné dans la longue
marche hors de son pays ; et s’il n’aurait pas vraiment préféré y
rester en paix. » Évoquons enfin l’attitude des Númenoréens
envers les peuples qu’ils rencontrent sur la Terre du Milieu : ils les
traitent d’abord comme amis, puis, l’Ombre s’étendant sur Númenor, ils
deviennent finalement plus des maîtres prélevant tribut que professeurs. Quant
aux exemples d’Elfes agissant de façon mauvaise, là encore il suffit de lire
le Silmarillion : citons les conséquences funestes du Serment de Fëanor
et notamment les différents massacres des Elfes par les Elfes, la trahison de
Maeglin qui amena la chute de la cité elfique de Gondolin ou encore son père Eöl, l’Elfe
Noir, dont la solitude finit par lui assombrir l'esprit, au point de tenter de
tuer son fils. La mythologie tolkienienne est dense, complexe, immense. Toute analyse
est difficile du fait des nécessaires connaissances élargies de toutes les œuvres
ainsi que de la correspondance de l’auteur. Pourquoi alors certains
journalistes s’acharnent-ils à se considérer comme suffisamment experts, du
moins connaisseurs, pour asséner des assertions si péremptoires ? Cet
essai n’a pas la prétention de détenir la vérité ; du moins est-il
l’œuvre de quelqu’un qui a pris la peine de lire de nombreuses fois les
livres de Tolkien, de prendre en compte ses lettres, ainsi que les accusations
formulées régulièrement et d’essayer de comprendre la pensée de
l’auteur. Puisse-t-il aider ceux qui découvrent Tolkien à apprécier le
message qu’il nous laisse, qui est un message de tolérance, d’abnégation,
d’amitié et de respect, et montrer que c’est bien cela qui continue à
fasciner les lecteurs du Seigneur des Anneaux, et non je ne sais quelle
suprématie de la race blanche ou fascination de la mort. Loin de montrer la supériorité
d’êtres « supérieurs », l’anti-quête de Frodon restera
toujours gravée dans la mémoire de ses lecteurs comme une ode au courage des
gens ordinaires et au triomphe des humbles. Aglarond décembre 2004 Remerciements :
l’auteur de ses lignes tient à exprimer en premier lieu ses remerciements aux
administrateurs du forum Tham Onodrim, Thoror et Malaelin, ainsi qu’au forum
Tolkiendil dont les débats enrichissants ont aidé à la rédaction de cet
essai. Que soient enfin remerciés le site jrrvf.com et ses intervenants pour la
qualité de leur documentation, et notamment Guido Semprini à qui je me suis
permis de faire référence, en m’efforçant cependant d’ajouter ma
contribution.
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