Le fait religieux chez Tolkien |
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Le fait religieux chez Tolkien : de la mythologie à l’Histoire, un paganisme prémisse du christianisme
Allons bon,
pourra-t-on se dire en lisant ce titre, encore une tentative de récupération
de l’œuvre tolkienienne et de son succès. En effet, comment affirmer que
non seulement le Seigneur des Anneaux,
mais tout le monde secondaire du célèbre professeur oxonien est catholique ?
La question de la légitimation de cette étude sera donc la première
question traitée, notamment par un bref survol biographique et la lecture
des lettres de l’auteur. Restera donc à voir ensuite en quoi cet « esprit »
qui a séduit tant de lecteurs est si proprement chrétien… Tant il est
vrai que pour nombre de gens, le
Seigneur des Anneaux resta longtemps associé au New
Age et au phénomène hippie, récit d’un ésotérisme obscur que
l’on ferait bien de tenir à distance. Quand il n’est pas associé à
l’univers, parfois obscur, des jeux de rôle ! Que de procès
d’intention a-t-on ainsi tenu à J. R. R. Tolkien ! Tâchons donc
d’en démonter un. J.
R. R. Tolkien, un catholique fervent
En effet, qu’est-ce qui nous autorise donc à qualifier l’œuvre
de Tolkien de catholique ? Commençons par examiner quelques éléments
biographiques intéressants. Comme on le sait, le jeune Ronald perdit son père
très jeune, à l’âge de trois ans à peine. Sa mère, Mabel Tolkien, se
retrouva donc seule à élever ses deux enfants en bas âge, avec peu de
moyens. Avec l’aide de la famille, elle réussit à louer de modestes
logements et à assurer une éducation à ses fils. Dans le même temps,
elle poursuit son cheminement spirituel et un dimanche matin, ses enfants
constatent qu’elle ne se rend pas au lieu de culte habituel. En effet,
dans le rayonnement spirituel du cardinal Newman, mort quelques temps
auparavant, Mabel Tolkien s’est convertie au catholicisme. Elle subit
aussitôt l’ire de sa famille : voir sa fille devenir une « papiste »
est insupportable au grand-père de Ronald. Privée de l’aide familiale,
la vie devient de plus en plus difficile ; heureusement elle reçoit
l’aide amicale du père Francis Morgan. Mabel élève ses fils dans la foi
catholique, mais le travail et l’ostracisation qu’elle subit désormais
de la part de sa famille détériorent rapidement sa santé. Elle meurt en
1904 du diabète. Pour Ronald, qui adorait sa mère, le choc est rude. Toute
sa vie cependant associera-t-il sa foi au souvenir de sa mère. « Ma chère mère fut une martyre. Ce n’est pas à tout le mode
que Dieu a ouvert une voie aussi aisée à ses bénédictions comme il l’a
fait pour Hilary et moi, nous donnant une mère qui s’est tuée au travail
et à la peine pour nous assurer de garder la foi. » Et
de fait, assure son biographe Humphrey Carpenter, c’est la religion qui
prit la place de sa mère dans sa vie affective, et son souvenir et sa vénération
pour elle furent toujours profondément associés à sa foi. Hilary et
Ronald furent recueillis par le père Morgan qui veilla à leur éducation.
Tout au long de sa vie, lui qui n’aimait pas se lever tôt, Tolkien allait
tous les jours à la messe de 7h30. Il traduisit même dans une des langues
qu’il avait inventé le Pater et l’Ave Maria !
Son fils John deviendra d’ailleurs prêtre.
Tolkien était, on le voit, un croyant et pratiquant fervent. Cependant,
si cela a forcément déteint sur son œuvre, qu’est-ce qui prouve que son
œuvre l’est ? « Une
œuvre fondamentalement catholique »
Dans la lettre 142 à son ami le père Robert Murray, qui voyait dans
Le Seigneur des Anneaux une « indéniable
compatibilité avec l’ordre de la grâce », Tolkien écrivit : « The Lord of the Rings is of course a fundamentally religious and Catholic work; unconsciously
so at first, but consciously in the revision. That is why I have not put in,
or have cut out, practically all references to anything like 'religion', to
cults or practices, in the imaginary world. For the religious element is
absorbed into the story and the symbolism. » Semble
donc apparaître un paradoxe : l’auteur souhaite réaliser une œuvre
catholique en faisant disparaître toute trace de religion ! On verra
plus loin de quelle magnifique et subtile manière Tolkien a levé cette
apparente contradiction, mais il est maintenant acquis que ce n’est pas
faire de la récupération de texte que d’étudier le fait religieux chez
cet auteur. Sens
théologique de la « subcréation » : de la vérité des
mythes
Avant d’aller plus loin, il faut ici exposer une théorie
audacieuse de J. R. R. Tolkien à propos des mythes. Pour beaucoup, ils ne
sont que mensonges, certes beaux, poétiques et parfois magnifiques, mais
mensonges quand même. Rappelons simplement l’opposition mythos
/ logos, où seule la lumière
de la raison pourrait accéder à la vérité. Tel n’était pas l’avis
de Tolkien. Pour lui, tous les hommes sont « made
in the image and likeness of a Maker »[1],
créés à l’image et à la ressemblance d’un Créateur. Or, il y a eu
une Chute de l’Homme : on ne voit que trop bien qu’il est loin d’être
parfait. Cependant, il doit subsister chez l'Homme un écho de cette
« perfection » ou de cette « Vérité » originelle,
qui touche à ce qu'est vraiment l'Homme dans sa nature et sa relation avec
Dieu. Si l'Homme est à la ressemblance du Maker,
du Créateur, il est donc capable de création également, en l'occurrence
de création littéraire, et dans le cas de Tolkien, de création d'un monde
imaginaire : un « sous-monde », d'où le terme forgé par
Tolkien de « subcréation ». La conséquence des deux dernières
phrases est que pour Tolkien, on doit donc retrouver dans les mythes un écho
de cette Vérité originelle. Tout comme dans les autres œuvres de création,
d’ailleurs ; cependant les mythes traitent des sujets essentiels à
la nature humaine, de sa création et de son rapport avec Dieu.
Pour dire les choses autrement, les mythes ne sont pas des mensonges :
ils sont un langage spécifique mais capable de vérité. Comme nous venons
de Dieu, cette création doit refléter quelque chose de cette origine, même
si les mythes contiennent des erreurs. C’est d’ailleurs cette
argumentation que Tolkien utilisa pour convaincre une nuit de 1931 son ami
C. S. Lewis. Celui-ci comprit alors, au cours de cette fameuse conversation,
que l’Evangile était en fait un mythe qui s’était réellement passé,
un mythe vrai. Cette nuit-là, Lewis (déjà revenu au théisme) passa « d’une
croyance en Dieu à une croyance dans le Christ ». D’après son
biographe Humphrey Carpenter[2],
Tolkien dit au cours de cette conversation : « Les
mythes que nous tissons, même s'ils renferment des erreurs, reflètent
inévitablement un fragment de la vraie lumière, cette vérité éternelle
qui est avec Dieu. »
Il faut ici citer un extrait du poème Mythopoiea
que Tolkien écrivit en rentrant chez lui après cette conversation avec
Lewis :
« Le cœur de l'homme n'est pas composé uniquement de mensonges,
car il est sage d'une sagesse qui lui vient de Celui qui est très sage, et
dont il est l'image. Quoique séparé de Lui depuis longtemps, l'homme n'est
pas complètement perdu, ni entièrement changé. (...) Il traîne encore
des lambeaux de sa grandeur passée. (...) Nous continuons de créer de la
manière dont nous avons été créés. »
On voit donc à quel point la sous-création, qu’elle soit littéraire
ou artistique, avait un sens particulier aux yeux de Tolkien, à tel point
qu’il forgea le terme de « subcréation » pour en rendre
compte et replacer son œuvre de création par rapport à son propre Créateur.
Quoi d’étonnant alors que la Fantasy,
ou faërie, lui apparaisse comme le plus noble genre littéraire qui
soit ! Des
temps mythologiques au temps historique
On le sait, un des buts avoués de Tolkien était de donner une
mythologie à l’Angleterre, dont il ressentait cruellement l’absence. En
ce sens, son récit cosmogonique, Le
Silmarillion, joue le rôle de légendaire mythologique, mettant en scène
Elfes, Nains, Orques, Ainur… et Hommes. Le
Seigneur des Anneaux, lui, se situe à une époque charnière. De par sa
conclusion, qui voit la défaite (définitive ?) de Sauron et la
victoire des peuples libres, les créatures mythologiques sont amenées à
s’effacer : les Elfes s’embarquent pour l’Extrême-Occident, les
Ents sont sur le déclin, les Orques, terrés dans leurs cavernes, disparaîtront
aussi peu à peu… Ne restent plus que les Hommes sur la Terre du
Milieu. Avec le départ d’Elrond prennent fin les temps
mythologiques et commence la période historique des Hommes. Car il faut
bien se rendre compte que l’Arda de Tolkien n’est nulle autre que notre
Terre : « I doubt if there
would have been much gain; and I hope the, evidently long but undefined,
gap* in time between the Fall of Barad-dûr and our Days is sufficient for 'literary
credibility', even for readers acquainted with what is known or surmised of
'pre-history'. I have, I suppose,
constructed an imaginary time, but kept my feet on my own mother-earth for place. *
I imagine the gap to be about 6000 years : that is we are now at the end of
the Fifth Age, if the Ages were of about the same length as S.A. and T.A.
But they have, I think, quickened; and I imagine we are actually at the end
of the Sixth Age, or in the Seventh.»[3] On
comprend alors que représenter un culte chrétien environ 4000 ans avant Jésus-Christ
aurait détruit l’illusion d’historicité recherchée. Créer des rites
de substitution aurait heurté son sentiment religieux. La seule solution
est alors de faire disparaître tout rite pour mieux imprégner l’œuvre
d’un certain esprit… Un
récit imprégné des valeurs et thèmes chrétiens Il
est en effet vain de chercher l’aspect religieux sur la forme de l’œuvre
tolkienienne. Tolkien s’est en effet, on le sait, abondamment inspiré de
récits mythologiques scandinaves, les Eddas
scandinaves, le Kalevala
finlandais, ainsi que du poème en vieil-anglais Beowulf.
(Les Eddas et Beowulf sont d’ailleurs, comme Le
Seigneur des Anneaux, des mythes païens retranscrits par des auteurs
chrétiens.) De ce fait, nous ne rechercherons pas ici des références
bibliques qui se trouveraient dans les oeuvres tolkieniennes. Certains
l’ont fait, et leurs rapprochements sont intéressants. On pense à Hervé
Aubrun qui relevait de très nombreuses références bibliques dans les
quelques lignes où Gandalf raconte sa chute dans la Moria et son combat
contre le Balrog[4].
Mais il nous semble que l’essentiel n’est pas là, surtout que comme on
l’a vu plus haut, le catholicisme du livre était d’abord inconscient.
De plus, Tolkien se refuse à plagier sa religion : « But though one may be in this reminded of the
Gospels, it is not really the same thing at all. The Incarnation of God is
an infinitely greater thing than anything I would dare to write. »[5] Tout semble s’être en
fait passé comme si après avoir tissé la trame de ses récits avec les
différents fils des mythologies nordiques, Tolkien l’avait imprégné
d’eau bénite… C’est-à-dire qu’il y avait placé des valeurs
morales chères aux chrétiens. De fait, un non-croyant écrivit à Tolkien
en 1971 : « Vous avez créé un monde dans lequel une
sorte de foi semble être partout [présente] sans source visible, comme une
lumière émanant d’une source invisible. » Le
thème de la Chute Et
en effet l’auteur a émaillé son œuvre de ses convictions profondes.
Ainsi retrouve-t-on l’idée que la Création, originellement belle, sinon
parfaite, a été souillée à jamais, et que le Mal s’est incorporé dans
la Création : dans son monde, Arda a été « corrompue »,
ou « marrie » (« Arda
marred ») par Morgoth[6],
et de ce fait toutes les créatures, car Arda est leur étoffe. Et depuis
cette souillure originelle, l’Histoire n’est guère qu’une succession
de défaites, malgré quelques victoires sans grands lendemains. On se
rappelle l’amertume d’Elrond à l’évocation des occasions gâchées
par l’Ultime Alliance… Cependant, l’espoir n’est pas mort car les
Enfants d’Ilúvatar, le Créateur, attendent la défaite définitive du
Mal à Dagor Dagorath, où Morgoth sera mis à bas par Túrin. Conception
qui ne peut qu’évoquer le Jugement Dernier judéo-chrétien et la dernière
bataille dans la plaine d’Armageddon (rien à voir évidemment avec
quelque superproduction ciné que ce soit). Et cette citation s’impose : « Actually I am a Christian, and indeed a Roman
Catholic, so that I do not expect 'history' to be anything but a 'long
defeat' – though it contains (and in a legend may contain more clearly and
movingly) some samples or glimpses of final victory. »[7]
À l’origine de cette longue défaite,
se trouve la Chute. Et à ce sujet, la cosmogonie tolkienienne est d’une
compatibilité quasi-stricte avec la tradition chrétienne. Dans l’Ainulindalë,
un des plus grands esprits, Melkor, sans penser à mal faire au début, mêle
son propre thème à la Musique des Ainur. Puis, rongé par son avidité de
domination et de puissance, il finit par combattre les Valar pour se
proclamer roi d’Arda, ayant attiré à sa suite plusieurs esprits. Dévoré
par sa soif de lumière, il finit par dépit à y renoncer en faveur des ténèbres.
Dans la tradition chrétienne, c’est également un esprit (« esprit »
est une nature, « ange » n’est qu’une fonction, celle
d’envoyé), Lucifer (« le porteur de lumière » en latin), qui
se rebelle, entraînant d’autres esprits à sa suite… Le
péché de l’ange est un refus de servir Dieu fait homme car les hommes
sont destinés à devenir enfant de Dieu pas les anges. Chez Tolkien, il ne
reste qu’à ajouter les Elfes aux Hommes… « Derrière
le choix désobéissant de nos premiers parents il y a une voix séductrice,
opposée à Dieu qui, par envie, les fait tomber dans la mort. L’Écriture
et la Tradition de l’Eglise voient en cet être un ange déchu, appelé
Satan ou Diable. L’Église enseigne qu’il a été d’abord un ange bon,
fait par Dieu. « Le diable et les autres démons ont certes été créés
par Dieu naturellement bons, mais c’est eux qui se sont rendus mauvais. » L’Écriture
parle d’un péché de ces anges. Cette « chute »
consiste dans le choix libre de ces esprits créés, qui ont radicalement et
irrévocablement refusé Dieu et son Règne. Nous trouvons un reflet
de cette rébellion dans les paroles du tentateur à nos premiers parents :
« Vous deviendrez comme Dieu. » (Gn 3,5). »[8]
On le voit, pour qui connaît le Silmarillion la ressemblance
est saisissante… Les mensonges susurrés par le tentateur rappellent ceux
de Melkor à Fëanor et ceux de Sauron à Ar-Pharazôn (« vous
deviendrez comme Dieu »). Plus largement, c’est toute la
cosmogonie de Tolkien qui rappelle la hiérarchie divine chrétienne. Un
seul Dieu créateur, duquel émanèrent des esprits (les Ainur, c’est-à-dire
les « Saints ») dont certains furent envoyés sur terre (les
Valar et les Maiar, puissances angéliques). On lira avec intérêt à ce
sujet l’article de Michaël Devaux, de la Compagnie de la Comté : Les
anges de l’Ombre chez Tolkien : chair, corps et corruption[9].
Mais on l’a dit, dans cet essai ce ne sont pas tellement les
rapprochements de forme qui nous intéressent, mais plutôt ceux de fond… Ajoutons également que cette chute d’un esprit originellement bon implique que chez Tolkien, le Mal n’a pas d’existence positive comme le Bien, mais se définit bien comme la privation, le refus du Bien. Il ne s’agit pas de deux forces opposées ayant une existence positive, et dont l’une pourrait gagner et l’autre perdre, ou vice-versa. Il ne peut donc y avoir, au sens propre, de victoire du Mal, comme le ressentent d’ailleurs les principaux personnages, ce que nous verrons un peu plus loin.. La
victoire des humbles Qu’exalte
Tolkien dans son œuvre ? Les grands héros ? Túrin sombre sous
sa Malédiction. Fëanor se condamne seul. Aragorn hésite à s’avancer.
Non, ce que l’auteur met en avant, c’est l’héroïsme des humbles. Ce
n’est pas Glorfindel qui va jeter l’Anneau après maints combats héroïques,
car contre la puissance du Mordor il n’est point d’espoir de victoire au
combat. C’est un simple hobbit, aidé de son jardinier, et qui n’a pas
demandé à être là. Simplement, il a accepté de porter le fardeau de
tous les peuples libres, tel le Christ portant avec la Croix les pêchés de
toute l’humanité. Ce choix, fait en toute liberté au Conseil d’Elrond,
il tentera jusqu’au bout de l’assumer, par une ténacité et une persévérance
hors du commun. Mais Frodon n’est pas le Christ, et il échoue au bout de
sa quête, ou plutôt de son anti-quête. Mais qui peut lui reprocher ? « If you re-read all the passages dealing with
Frodo and the Ring, I think you will see that not only was it quite
impossible for him to surrender the Ring, in act or will, especially at its
point of maximum power, but that this failure was adumbrated from far back.
He was honoured because he had accepted the burden voluntarily, and had then
done all that was within his utmost physical and mental strength to do. »[10] Mais à ce moment là,
tout est sauvé grâce à la Pitié et à la compassion que Bilbo puis lui
avaient su éprouver pour Gollum. « He (and the Cause) were saved – by Mercy : by
the supreme value and efficacy of Pity and forgiveness of injury. (…) I think rather of the
mysterious last petitions of the Lord's Prayer: Lead us not into temptation,
but deliver us from evil. A petition against something that cannot happen is
unmeaning. There exists the possibility of being placed in positions beyond
one's power. In which case (as I believe) salvation from ruin will depend on
something apparently unconnected: the general sanctity (and humility and
mercy) of the sacrificial person. I did not 'arrange' the deliverance in
this case: it again follows the logic of the story. (Gollum had had his
chance of repentance, and of returning generosity with love; and had fallen
off the knife-edge.) (…) No,
Frodo 'failed'. It is possible that once the ring was destroyed he had
little recollection of the last scene. But one must face the fact: the power
of Evil in the world is not finally resistible by incarnate creatures,
however 'good'; and the Writer of the Story is not one of us.»[11] Tolkien l’a affirmé : son livre est animé par le désir « d’anoblir, ou de sanctifier, la figure de l’humble »[12]. L’humilité, cette valeur morale authentiquement chrétienne, au cœur d’une épopée, voilà l’esprit du Seigneur des Anneaux. Une
espérance indéfectible
Qu’est-ce qui soutient les grands personnages du légendaire de
Tolkien ? Quand tout semble perdu, ils gardent la certitude de l’avènement
prochain d’un jour nouveau. Sinon, comment comprendre Húrin criant, alors
que la bataille s’est déjà transformée en désastre, « Le
jour reviendra ! » [13]
? Car cette espérance n’est pas fondée sur un vague pressentiment ;
ce n’est pas non plus une dernière et inutile bravade. Elle traduit la
foi indéfectible que le Mal ne peut être que passager, et que la victoire
finale reviendra à Dieu (Ilúvatar). On retrouve cette espérance « folle »
chez Gandalf, alors que le succès de son entreprise ne tient qu’à un
fil. Même Sam, simple jardinier, bien peu au fait des grands mystères théologiques
de la Terre du Milieu, ressent cette espérance ultime, même s’il n’a
plus d’espoir pour lui. Une nuit, en Mordor, alors qu’il veille sur son
maître endormi, le voile de grisaille se déchire et voilà qu’apparaît
dans le ciel une étoile, dont la beauté lui poignit le cœur. Et la pensée
lui vint qu’en fin de compte l’Ombre n’était « qu’une
chose passagère, et qu’il y avait à jamais hors de sa portée de la lumière
et une grande beauté ».
Ayant cessé de s’inquiéter sur son sort, il s’endort alors
paisiblement.[14]
Quant aux Elfes, eux qui ont une relation privilégiée avec le
divin, jamais ne cessent-ils de chanter leur amour, leur foi et leur espérance ;
et nulle part ailleurs cela se traduit-il mieux que dans leur chant à
Elbereth : « A Elbereth Gilthoniel Silivren penna miriel O
menel aglar elenath ! Na-chaered palan-diriel O galadhremmin ennorath Fanuilos, le linnathon Nef aear,
si nef aearon ! »
Dans cet hymne, ils ne demandent rien : c’est un cri de
confiance absolue dans l’amour divin. Le
libre-arbitre, don d’Ilúvatar Autre
grand thème à aborder : le libre-arbitre. Il serait inconcevable
qu’une œuvre soit chrétienne si les créatures sont astreintes à une
destinée prédéterminée à laquelle elles ne peuvent échapper. Certes,
Ilúvatar a la pré-connaissance de tout ce qui se passera sur Arda. Ce
n’est d’ailleurs pas le cas des Valar en général, et de Mandos en
particulier, car Ilúvatar a gardé certaines choses en son domaine. Mais
cela ne veut en aucun cas dire que tout est fixé d’avance : la
liberté demeure. Le libre-arbitre des Elfes et des Hommes est d’ailleurs
légèrement différent. Le destin des Elfes est fixé dans la Musique des
Ainur, et il semble qu’ils ne peuvent s’y soustraire. Cependant, ils ont
leur libre-arbitre : le plus bel exemple est celui de Galadriel
refusant l’Anneau proposé librement par Frodon. Leurs gestes seraient
alors ancrés dans l’ordre de la Musique. Ils en sont d’ailleurs
conscients, leurs propos dénotant souvent l’acceptation de cet état de
choses. Cependant, Ilúvatar a accordé aux Humains d’autres qualités.
Lisons donc le Silmarillion, lorsque
Eru médite après le départ des Valar pour Arda : « Therefore
he willed that the hearts of Men should seek beyond the world and should
find no rest therein; but they should have a virtue to shape their life,
amid the powers and chances of the world, beyond the Music of the Ainur,
which is as fate to all things else; and of their operation everything
should be, in form and deed, completed, and the world fulfilled unto the
last and smallest.»[15]
Les
Hommes ne sont donc pas liés à la Musique des Ainur. Ils ont la liberté
de choisir leur vie. Ilúvatar et les puissances angéliques, Valar et Maiar,
sont de fait beaucoup plus discrets avec les Hommes qu’avec les Elfes. Et
on songe à cette phrase de ce grand penseur chrétien que fut Pascal :
« Vere tu es Deus absconditus »[16],
« Vraiment tu es un Dieu caché ». Cette discrétion est en
effet indispensable à l’exercice de la liberté : une intervention
divine serait mettre en évidence son existence, croire ne serait donc plus
un acte libre mais imposé par les faits… Les théophanies sont
d’ailleurs rares chez Tolkien ; Ilúvatar n’intervient guère à la
demande de Manwë que pour engloutir Númenor… S’il n’assure pas sa présence
par l’interventionnisme, Dieu n’est cependant pas absent de sa création.
Il est présent au cœur de sa créature, mais aussi par de petits coups de
pouce… Une
présence discrète de la Providence Il
n’est pas exagéré de voir dans quelques « coïncidences »
des interventions discrètes d’Ilúvatar… Elrond ne s’y trompe pas,
lui qui déclare en ouverture de son Conseil : « Vous êtes venus et vous vous êtes rencontrés ici, à point nommé,
par hasard, pourrait-il sembler. Mais il n’en est pas ainsi. Croyez plutôt
qu’il est ainsi ordonné que nous, qui siégeons ici, et nuls autres,
devons maintenant trouver une ligne de conduite pour répondre au péril du
monde. »[17] De
même, Gandalf discerne très tôt qu’il y a bien plus que du hasard à
l’œuvre dans la découverte de l’Anneau à l’aveuglette par Bilbo,
mais bien plutôt une volonté supérieure : « Derrière cela, il y avait quelque chose d’autre à l’œuvre,
en dehors de tout dessein du Créateur de l’Anneau.Je ne puis le faire
comprendre plus clairement qu’en disant que Bilbon était destiné à
trouver l’Anneau, et pas par la volonté de Celui qui l’avait créé. Et
c’est peut-être là une pensée encourageante. »[18]
Est-ce vraiment du pouvoir des Valar, eux qui ont déjà joué leur rôle en
envoyant les Istari sur la Terre du Milieu ? Ne faut-il pas plutôt
voir une aide proposée par Ilúvatar, aide qui peut être refusée ou
acceptée ? On retrouve exactement le concept chrétien de la
Providence. Car la Providence ne contredit jamais le libre-arbitre. St Paul
disait à son sujet qu’elle pouvait même transformer le mal des hommes en
bien final, ce qui est parfaitement illustré par Gollum, ainsi que l’a
bien compris Gandalf : il pressent que du mal que représente Gollum
peut advenir un bien auquel il ne s’attend pas. Tolkien qualifie
d’ailleurs lui-même Frodon d’«instrument
de la Providence »[19].
Si les Peuples Libres doivent faire face aux périls qui les menacent, ils
ne sont pas totalement seuls… Tom Bombadil lui-même rappelle aux hobbits
que ce qu’ils qualifient de chance n’en est pas vraiment. Orodruin
ou l’eucatastrophe finale On
ne peut négliger ici un élément fondamental de la conception qu’avait
Tolkien des contes de fées (fairy stories, la traduction française est d’ailleurs assez
impropre car ce terme n’a pas la même signification en français et en
anglais ; il convient donc de le prendre au sens large). Il s’agit de
ce qu’il appelle « l’eucatastrophe ». Qu’est-ce donc ?
Tout simplement un dénouement brutal, imprévu heureux, quasi miraculeux,
qui doit émouvoir le lecteur presque jusqu’aux larmes. « C’est la marque d’un bon conte que (…) il peut donner à
l’enfant ou à l’homme qui l’entend, quand le « retournement »
advient, un frisson, un battement et une élévation de cœur proches (voire
accompagnés) des larmes. »[20] Pour
Tolkien, l’eucatastrophe est non seulement la plus haute fonction[21],
mais la finalité même du conte de fées et ce qui lui donne son sens
profond, religieux, en le rapprochant de l’Evangile. « Je me risquerais à dire qu’en approchant l’Histoire chrétienne
sous cet angle, j’ai depuis longtemps senti (et c’est un joyeux
sentiment) que Dieu a racheté les créatures – créatrices corrompues,
les hommes (…). Les Evangiles contiennent un conte de fées, ou une
histoire d’un genre plus vaste qui embrasse toute l’essence des contes
de fées. (…) Mais cette histoire est entrée dans l’Histoire et dans le
monde primaire ; le désir et l’aspiration de la sous-création se
sont élevés à la plénitude de la Création. La Naissance du Christ est
l’eucatastrophe de l’histoire de l’Homme. La Résurrection est l’eucatastrophe
de l’Histoire de l’Incarnation. Cette histoire débute et s’achève
dans la joie. Elle a, à un degré prééminent, la « consistance
interne de la réalité ». Il n’est aucun conte jamais raconté que
l’homme voudrait davantage savoir vrai, et aucun que nombre de sceptiques
aient accepté comme vrai sur ses seuls mérites. »[22] Cette
histoire débute et s’achève dans la joie… Comment ne pas penser au Seigneur
des Anneaux, qui commence par une grande fête en l’honneur du un-décante-et-unième
anniversaire de Bilbo, pour se terminer par la défaite de Sauron et la
victoire des peuples libres ? L’eucatastrophe se produit à Orodruin,
au moment où tout paraît perdu : l’armée du Gondor et de ses alliés
est sur le point d’être écrasée, Frodon a failli à sa mission…
Jusqu’au faux pas inespéré de Gollum, qui permet ce retournement
inattendu. La
mission de Frodon Attardons-nous
d’ailleurs un instant sur l’anti-quête qu’accomplit Frodon… Si
apporter l’Anneau à Fondcombe ne fut finalement accepté que comme un
« service » à rendre à Gandalf, lui permettant par ailleurs
d’assouvir son envie de voyager (même si tout se révéla beaucoup plus
ardu et périlleux que prévu !), la mission de Frodon prend une toute
autre tournure à partir du Conseil d’Elrond. Il pense avoir accompli sa
part et n’aspire plus qu’à rentrer chez lui. Un désir irrépressible
de rester en paix l’envahit. Et pourtant, c’est comme si une autre
volonté que la sienne le poussait à accepter une nouvelle fois ce fardeau,
qui est celui de tous les Enfants d’Ilúvatar.[23]
Après un long cheminement au sein d’une communauté, puis la trahison
d’un de ses membres, qui trouvera la rédemption par le sacrifice, la fin
du voyage de Frodon s’apparente à un chemin de croix. Il ne peut
d’ailleurs porter seul son fardeau, et aura besoin de toute l’aide de
Sam. Qu’est-ce qui le tourmente donc à ce point, à toute heure ? La
tentation. L’Anneau est l’incarnation de la Tentation, symbole du Mal.
Satan n’est-il pas appelé le Tentateur ? Ses quelques apparitions
dans l’Evangile relèvent toutes de la mise en tentation du Christ. Dans
le cas de Frodon, c’est sa « sainteté », l’exercice de sa
Pitié antérieure qui le sauve, comme on l’a vu plus haut. « 1 Corinthien 10, 12-13[24] peut paraître d’abord ne pas convenir – à moins que « soutenir
la tentation » ne soit pris dans le sens d’y résister tant que
demeure un agent de liberté dans le commandement normal de la volonté. Je
pense plutôt aux mystérieuses dernières suppliques du Notre Père : « Ne
nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal ».
Une supplique contre quelque chose qui ne peut survenir est dépourvue de
sens. Il existe la possibilité d’être placé en situation de soumission
au pouvoir d’un autre. Auquel cas (comme je le crois) être sauvé de la
ruine dépendra de quelque chose d’apparemment sans lien : la sainteté
générale (et l’humilité, la pitié) de la personne sacrificielle. Je
n’ai pas « arrangé » la libération dans ce cas : encore
une fois elle suit la logique de l’histoire (Gollum a eu l’opportunité
de se repentir, et de rendre la générosité avec amour ; et il est
tombé du fil de la lame). »[25] Notons
enfin deux dates qui ne peuvent relever du hasard : la Communauté
quitte Fondcombe un 25 décembre, date de la Naissance du Christ. Et la Quête
est accomplie le 25 Mars, date traditionnelle de l’Annonciation mais aussi
selon certains la date de la Crucifixion du Christ. Sachons cependant garder
le sens des mesures. Il ne s’agit pas de faire de Frodon le Christ. Il
n’est pas ressuscité. Du reste, Gandalf également a un net aspect
christique. Mais sa prise en charge, en toute liberté, du fardeau de tous
ne peut qu’évoquer la Passion. La
Mort et la recherche de l’immortalité D’après
Tolkien, la Mort et la recherche de l’Immortalité sont le thème
principal du Seigneur des Anneaux.[26]
Les Elfes appellent la Mort le « Don d’Ilúvatar ». En effet,
elle est la conséquence du don de liberté qu’Ilúvatar a accordé aux
Hommes, comme on l’a vu plus haut. « It
is one with this gift of freedom that the children of Men dwell only a short
space in the world alive, and are not bound to it, and depart soon whither
the Elves know not. (…). But the sons of Men die indeed, and leave the
world; wherefore they are called the Guests, or the Strangers. Death is
their fate, the gift of Ilúvatar, which as Time wears even the Powers shall
envy. But Melkor has cast his shadow upon it, and confounded it with
darkness, and brought forth evil out of good, and fear out of hope. »[27]
La
Mort n’est donc pas ce qu’on a appelé « le Noir Destin des Hommes »,
mais la condition nécessaire à l’exercice de leur liberté. Cependant
Morgoth a jeté son ombre sur la Mort, qui ne provoque plus maintenant que
la peur. En réaction, les Hommes ont aspiré à l’immortalité des Elfes,
provoquant leur perte à Númenor. La Mort n’est plus pour eux qu’une
fatalité à laquelle ils essayent désespérément de se soustraire, et
quand ils la recherchent, ce n’est que pour mieux fuir leur vie. Aragorn,
lui, comprit la signification réelle de la Mort. En usant de son privilège
de choisir l’heure où il rendrait l’âme, il exprime sa confiance
envers Dieu, qui ne peut que vouloir le bien de sa créature. Confiance
qu’Arwen saisit d’ailleurs bien, puisqu’elle l’appelle alors de son
nom d’enfance « Estel », c’est-à-dire « espoir ».
Pour Tolkien, le refus de la Mort est donc un déni de l’amour de Dieu
envers ses enfants, et la recherche de l’immortalité un refus de Dieu. Conclusion
« Dieu est le Seigneur
des anges et des hommes – et des elfes. Légende et Histoire se sont
rencontrées et ont fusionné. Mais dans le royaume de Dieu, la présence des plus grands n’accable pas
les petits. L’Homme racheté est encore homme. L’histoire, la fantaisie
continuent et devraient se poursuivre. L’Evangelium n’a pas abrogé les
légendes, il les a consacrées, spécialement l’« heureux dénouement ».
Le chrétien a encore à travailler, de l’esprit comme du corps, à
souffrir, espérer et mourir ; mais il peut maintenant percevoir que
tous ses penchants et ses facultés ont un but, qui peut être racheté. La
bonté avec laquelle il a été traité est si grande qu’il lui est
maintenant possible d’oser supposer à juste titre que dans la Fantaisie
il aide peut-être positivement à l’effeuillaison et au multiple
enrichissement de la création. Tous les contes peuvent devenir vrais ;
et pourtant, en fin de compte, rachetés, ils seront peut-être aussi
semblables et dissemblables aux formes que nous leur donnons que l’Homme,
finalement racheté, sera semblable et dissemblable aux déchus que nous
connaissons. »[28] Quelle meilleure conclusion à cet essai que ce dernier paragraphe de Faërie, où se retrouve synthétisée la pensée du Professeur. Conteur de génie, il a su reprendre la force des anciennes mythologies nordiques et leur insuffler une valeur chrétienne qui fait rayonner son monde de l’intérieur. Quelle œuvre d’imagination reprend avec autant d’ampleur les trois vertus théologales du christianisme : Foi, Espérance, Charité ? En cela, il a atteint son but : réévangéliser l’imagination. [1]
Faërie,
Du conte de fées, ch. “De
la Fantaisie” [2]
in JRR Tolkien, une biographie, de Humphrey Carpenter, ch IV –
4, p. 137 [3]
Lettre 211 du 14 octobre 1958 [4]
Cf. Hervé Aubrun, La Chute de Gandalf dans la Moria, in Tolkien, trente ans après, sous la direction de V. Ferré [5]
Lettre 181 datant probablement du début 1956 [6]
Cf. HoME 10, Morgoth’s Ring [7]
Lettre 195 du 15 décembre 1956 [8]
Catéchisme de l’Église catholique, 391-392 [9]
in La Feuille de la Compagnie n°
2 : Tolkien, les racines
du légendaire, éd. Ad Solem [10]
Lettre 191 du 26 juillet 1956 [11]
ibid. [12]
Lettre 181 [13]
Le Silmarillion,
ch 20 [14]
Le Seigneur des Anneaux,
Livre VI, ch II [15]
Le Silmarillion,
ch 1 [16]
Pascal, Les Pensées, fragment
585-242 [17]
Le Seigneur des Anneaux,
livre II, chapitre II [18]
Le Seigneur des Anneaux, La Communauté de l’Anneau,
livre I, ch II [19]
Lettre 246 de septembre 1963 [20]
Faërie, Du Conte de Fées [21]
cf. la lettre 89 à Christopher Tolkien du 7-8 novembre 1944 [22]
Faërie, Du Conte de Fées,
épilogue [23]
cf. Le Seigneur des Anneaux,
livre II, ch. II [24]
12Ainsi
donc, que celui qui se flatte d'être debout prenne garde de tomber. 13Aucune
tentation ne vous est survenue, qui passât la mesure humaine. Dieu est
fidèle; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos
forces; mais avec la tentation, il vous donnera le moyen d'en sortir et
la force de la supporter. [25]
Lettre 191 du 26 juillet 1956 [26] Cf. lettre 211 : ”It is mainly concerned with Death, and Immortality; and the 'escapes': serial longevity, and hoarding memory.” [27]
Le Silmarillion,
ch 1 [28]
Faërie,
Du Conte de Fées, épilogue Pour en apprendre plus sur ce sujet, je recommande l'excellent livre Tolkien, Faërie et Christianisme de Stratford Caldecott, Didier Rance et Grégory Solari, publié en 2002 aux éditions Ad Solem de Genève.
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