Les hérauts de l'Espérance |
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Introduction
À lire attentivement les œuvres de Tolkien, et plus particulièrement Le
Seigneur des Anneaux, on éprouve une étrange impression : au moment où
tout espoir semble avoir disparu, certains personnages, au lieu de sombrer dans
le désespoir, gardent une sorte d’étincelle qui maintient leur courage et
leur détermination. Cette impression, nous ne l’avons pas souvent lorsque
nous lisons les récits de légendes antiques, notamment grecques, où les héros
sont souvent le jouet du destin, ou du fatum,
et où ils se retrouvent finalement écrasés. Le legendarium
tolkienien contient également de tels héros qui se sentent, à tort ou à
raison, écrasés par leur destinée, comme Túrin. Mais pour les plus lucides
d’entre eux, nous sentons qu’ils conservent toujours au plus profond
d’eux-mêmes cette merveilleuse vertu qu’est l’espérance.
Choix
du point de vue
On le sait, les écrits composant le legendarium
peuvent être considérés de deux points de vue. Le premier est le point de vue
externaliste, où l’on considère tous ces écrits comme inventés et couchés
sur papier par Tolkien en Angleterre au XXème siècle. Le second
point de vue consiste à rentrer dans le jeu de l’auteur et à donner foi à
sa subcréation, pour reprendre un
terme cher à Tolkien. Chaque texte provient ainsi d’une certaine tradition :
la tradition humaine et la tradition elfique, pour ne citer que les principales.
Et à l’intérieur de chacune de ces grandes familles, on peut retrouver de
multiples courants, souvent entre-tissés et qui se sont mutuellement nourris et
inspirés : les traditions númenóréenne, gondorienne, noldorine, telerine…
Nous aurons bien sûr à évoquer la personnalité de Tolkien, et cela relèvera
évidemment du point de vue externaliste, mais le plus souvent nous adopterons
le point de vue des Eruhin, c’est-à-dire
des Elfes et des Hommes. Nous verrons que leurs opinions sur ce point
divergeaient fortement. Quant aux Ainur, leur notion d’espérance était sûrement
différente de celle des Eruhin, du
fait de leur propre histoire et de leur nature, mais néanmoins ils y étaient sûrement
sujets eux aussi.
Espoir
et espérance
Lorsque l’on se lance dans de grands projets, voire dans de grandes
batailles ou dans une quête d’une importance vitale comme Aragorn et Frodon,
on est soutenu par l’espoir de voir ses désirs et ses projets s’accomplir.
C’est souvent cet espoir qui nous soutient dans notre volonté et notre détermination.
Cependant, l’espoir est le plus souvent tributaire de facteurs extérieurs et
de toutes les vicissitudes et autres aléas de l’existence. Ainsi, nous
n’avons pas la maîtrise des évènements qui concrétiseront ou non nos désirs
et nos projets, ou alors l’espoir deviendrait certitude. C’est pourquoi
l’espoir est indissociable de la crainte, qui n’est pas l’opposé mais en
quelque sorte le revers de la médaille de l’espoir : il n’est pas
d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir. Cette inquiétude liée à
l’incertitude est ainsi indissociable de l’espoir que nous attachons à la réalisation
de nos projets, c’est pourquoi le simple espoir ne peut expliquer cette
impression que nous ressentons à la lecture de Tolkien. Car au-delà de
l’espoir, existe quelque chose de bien plus fort, que l’on appelle l’espérance.
De si fort en vérité que le christianisme en a fait l’une de ses trois
vertus théologales, avec la foi et la charité. Qu’est-ce
que l’espérance ? Contrairement à l’espoir, elle ne dépend pas des
vicissitudes de l’existence et de facteurs matériels extérieurs, car elle
repose avant tout sur la foi, et donc sur l’amour et la confiance. C’est
pourquoi l’espérance ne peut être battue en brèche par aucun raisonnement
rationnel : aucun argument ne peut l’infirmer (ni la confirmer). L’espérance
la plus répandue est donc celle qui attend la vie après la mort, et qui ainsi
peut apporter un certain bonheur en ce bas monde. Pascal déclare ainsi : « Il
n’est de bonheur dans cette vie que dans l’espérance d’une autre vie. »
Telle une étoile brillante au-dessus de l’horizon, qu’on ne peut atteindre
dans cette vie mais dont on sait qu’elle sera toujours là, l’espérance est
un guide, un horizon, un réconfort. Le
regard catholique de Tolkien On
connaît l’importance de sa foi pour Tolkien. Orphelin de père très jeune,
il vit sa mère se convertir au catholicisme et être pour cela ostracisée par
sa famille. Rejetée par les siens, elle inculqua à ses enfants l’importance
de la foi pour structurer sa vie. Tolkien bâtit ainsi sa vie sur sa foi
catholique, et l’un de ses enfants embrassa d’ailleurs la prêtrise. Cette
caractéristique lui confère ainsi une vision particulière de l’Histoire,
qu’il transposa dans son œuvre : celle d’un Homme qui a chuté, et
d’un monde où le démon règne, mais l’espérance indéfectible, et même
la certitude, da la victoire finale de la vie sur la mort ; autrement dit
la résurrection des morts et l’avènement du règne du Christ et du Royaume
de Dieu. Dans
une de ses lettres, il déclare ainsi : « En
fait, je suis un chrétien, et à vrai dire un catholique Romain, si bien que je
ne m’attends pas à ce que « l’Histoire » soit autre chose
qu’une « longue défaite » - même si elle comporte (et dans une légende
peut les contenir de manière plus claire et plus émouvante) quelques exemples
ou aperçus de la victoire ultime. »[1] Qu’est-ce
que le legendarium relate, si ce
n’est une suite de défaites et de victoires sans grands lendemains, malgré
tout éclairées par l’espérance en Eru ? Car si Tolkien a utilisé une
trame de mythes nordiques, tout se passe comme s’il l’avait en quelque sorte
trempée dans de l’eau bénite. Un lecteur non-croyant lui déclara ainsi en
1971 : « Vous avez créé un monde dans lequel
une sorte de foi semble être partout [présente] sans source visible, comme une
lumière [émanant] d’une lampe invisible. »[2] Quoi
d’étonnant alors à ce que chacune des trois vertus théologales du
christianisme, en particulier l’espérance, occupe un rôle essentiel dans
son œuvre ?
Si, assez curieusement, et contrairement au français, l’anglais n’a
que le seul terme hope
pour désigner à la fois l’espoir et l’espérance, Tolkien a souligné la
différence fondamentale qui sépare ces deux notions en forgeant deux termes
différents en langage elfique pour les désigner : amdir
et estel. Tolkien les définit dans un
texte fondamental à la compréhension de ce sujet : Athrabeth Finrod ah Andreth, où un Roi Elfe de Beleriand converse
avec une Femme Sage des Hommes sur les destinées de leurs peuples respectifs.
Laissons-leur donc la parole :
« N’avez-vous
donc aucun espoir ? » dit Finrod. « Qu’est-ce
que l’espoir ? » dit-elle. « Une attente du bien, qui bien
qu’incertaine repose en partie sur ce qui est connu ? Alors nous n’en
avons aucun. » « C’est
une chose que les Hommes appellent « espoir », » dit Finrod.
« Amdir
l’appelons-nous, « l’expectative ». Mais il y a autre chose, qui
repose sur quelque chose de plus profond. Estel
l’appelons-nous, c’est-à-dire « confiance ». Il n’est pas
vaincu par les moyens du monde, car il ne vient pas de l’expérience, mais de
notre nature et de notre expérience première. »[3] Nous retrouvons ainsi cette distinction essentielle entre un espoir reposant sur « l’expérience » et « les moyens du monde » et une espérance reposant sur la foi et donc sur « la confiance ». L’espérance
des Elfes et des Hommes d’après l’Athrabeth
Finrod ah Andreth
Dans ce texte, Finrod et Andreth discutent donc de la destinée
respective de leurs peuples, et notamment de la mort. Pour la Femme Sage, la
mort est un coup porté à la race des Hommes par Melkor lui-même, aussi
est-elle synonyme de l’Ombre. La raison principale de l’errance des Atani
vers l’Ouest est donc qu’ils cherchent à fuir cette Ombre, pour retrouver
une immortalité dont on les aurait floués. Il ne s’agit pas de
l’immortalité au sens elfique, c’est-à-dire une vie aussi longue qu'Arda
mais contenue en elle, et donc de ce fait limitée : immortalité dans
Arda et non vie éternelle. Les traditions dont elle se réclame parlent d’une
vie éternelle, où la mort n’existerait pas, que ce soit pour les Hommes ou
pour les animaux et les plantes : « nés pour vivre éternellement, sans aucune ombre d’aucune fin ».
Cela est sujet d’étonnement et de terreur pour Finrod : si cela était
vrai, cela voudrait dire que Melkor a le pouvoir de changer la nature même des
Enfants d’Eru ! Son pouvoir serait donc terrifiant. Mais
Finrod ne le croit pas, et il tente de convaincre Andreth que les Hommes, bien
que touchés et amoindris par l’Ombre, sont destinés à la Mort par nature.
Et surtout, il essaye de faire comprendre à Andreth la vraie nature de la Mort :
non pas une fin en soi, mais bien plutôt un passage. Et au fil de leur
conversation, il commence à discerner le rôle que pourraient avoir les Hommes
dans le Conte d’Arda : élargir la Vision qu’Eru avait donnée aux
Ainur, et guérir les souillures qu’a provoquées Morgoth ; c’est-à-dire
transformer Arda Marrie (Arda Marred ou Arda Sahta/Hastaina) en
Arda Guérie, Arda Healed ou Arda
Envinyanta ! « Alors ceci, m’avancé-je à dire, était
la mission des Hommes, non pas les suivants, mais les héritiers et les réalisateurs
de tout : guérir le Marrissement d’Arda, déjà accompli avant leur
conception ; et faire plus, comme agents de la magnificence d’Eru :
élargir la Musique et surpasser la Vision du Monde ! Car
cette Arda Guérie ne sera pas Arda Non Marrie, mais une troisième chose, plus
grande, et pourtant la même. »[4] Il
apparaît de ce texte que la tradition eldarine, si elle connaît bien le
commencement du monde et les actions des Ainur (ayant été fondée par les récits
des Valar), ne sait rien ou presque du devenir des Elfes à la fin d’Arda,
qu’elle sait pourtant inéluctable. Cependant, il transparaît des mots de
Finrod une confiance inébranlable en la bonté et la miséricorde d’Eru, qui
ne peut que vouloir le Bien de ses enfants. Les traditions humaines, si elles se
perdent en conjectures sur leurs origines, sont tout aussi ignorantes de leur
devenir, mais semblent ne pas connaître l’espérance et sombrer dans le
désespoir, qui est toujours la première arme du démon. « Si tu comprenais le désespoir dans lequel nous marchons ! »
s’exclame Andreth, au point qu’elle voit même en Melkor le Seigneur du
Monde, blasphème suprême qui lui vaudra une mise en garde de Finrod. Cependant,
il existe des Hommes qui gardent la foi : ils se nomment « ceux de l’Ancienne Espérance ». « Ils disent que l’Unique entrera lui-même
en Arda, et guérira les Hommes et tout le reste du Marrissement depuis le
commencement jusqu’à la fin. »[5] Cette
espérance repose sur la foi et la confiance en Eru, et non « sur
la force des Hommes, ou d’aucun des peuples d’Arda », comme le
remarque Andreth. Finrod pressent alors que les Hommes pourraient nourrir
l’Espérance des Elfes, comme les Elfes peuvent soutenir ou raviver celle des
Hommes. Si le dessein d’Eru reste toujours caché, ses enfants semblent,
chacun avec sa vision, pressentir la destinée de sa race et partager avec ses
cousins de l’autre race ses pressentiments. Deux
hérauts de l’espérance dans Le
Seigneur des Anneaux : Aragorn et Sam
Il n’y a pas dans Le Seigneur des
Anneaux de débats aussi élevés que ce texte véritablement exceptionnel,
par la profondeur et la luminosité de sa réflexion, qu’est l’Athrabeth. Cependant, les deux grandes traditions que l’on y
trouve, la tradition néo-númenóréenne du Gondor et la tradition eldarine
conservée à Imladris par Elrond, ont gardé mémoire de cette espérance.
Or, il se trouve qu’un personnage a la particularité d’avoir été
élevé dans ces deux traditions : Aragorn. Est-ce d’ailleurs un hasard
si le nom qu’il portera lors de son enfance et de son adolescence n’est
autre qu’Estel, c’est-à-dire « confiance »,
« espérance » ? À cette occasion, sa mère, Gilraen,
fut particulièrement clairvoyante. S’il s’était simplement agi d’espérer
recouvrer les trônes des Royaumes númenóréens en Exil, Amdir eut sans doute mieux convenu : que d’incertitudes, que
d’espoirs et de craintes mêlés, que d’aléas avant qu’Aragorn ne fut
sacré devant Minas Tirith ! Mais Aragorn prouva en fait sur son lit de
mort à quel point son nom d’enfance avait bien été choisi. Contrairement
aux Rois de Númenór après leur déclin, la mort lui apparut non comme un fin
obscure et terrifiante, mais comme faisant partie intégrante de sa nature
humaine : aussi s’y abandonna-t-il de lui-même, avant de devoir la
subir, malgré les suppliques déchirantes de son épouse Arwen Undómiel : « Car si c’est là, en effet, le Don de
l’Un aux Hommes, c’est un don chargé d’amertume. » « Il
semble bien, en effet ; mais que le cœur ne nous faille pas devant l’épreuve
finale, nous qui autrefois renonçâmes à l’Ombre et à l’Anneau. Il nous
faut partir chagrin, mais non point désespérés. Vois donc, nous ne sommes pas
assujettis à jamais aux cercles du monde, et au-delà il y a bien plus que le
souvenir ! Adieu ! »[6] Quelle
leçon de confiance envers Eru, quelle certitude que son Créateur ne peut
vouloir autre chose que le Bien de ses Enfants ! Mais un autre personnage
nous donne une leçon d’espérance, différente mais aussi touchante qu’elle
est assez inattendue. Qui en effet aurait attendu de Sam
Gamegie, modeste jardinier hobbit bien peu au fait des débats théologiques sur
Arda, une telle attitude d’espérance alors que tout semble perdu pour lui ?
En effet, en plein cœur du Mordor, alors que tout espoir semble perdu (sinon
pour la Quête, du moins de retourner sain et sauf chez lui), Sam
veille son maître endormi. Soudain, le plafond de nuages se déchire, et voici
qu’apparaît dans le ciel une étoile brillante. Et la pensée lui vint alors
qu’en fin de compte l’Ombre n’était « qu’une
petite chose transitoire : il y avait à jamais hors de son atteinte de la
lumière et une grande beauté »[7].
Ayant cessé de s’inquiéter sur son sort, il s’endort alors paisiblement.
Il a compris que lorsque l’on a perdu l’espoir, il reste toujours l’espérance :
après la défaite, un jour ou l’autre, viendra la victoire finale. Dès lors,
il est libéré des craintes et de l’inquiétude du présent. Conclusion
« Aurë entuluva ! Le
jour reviendra ! »[8]
Ce cri poussé soixante-dix fois par Húrin lors de sa capture à la fin de la désastreuse
Bataille des Larmes Innombrables reflète bien le ton particulier que revêt
l’héroïsme chez Tolkien : par-delà l’espoir, si souvent déçu,
subsiste toujours cette espérance qui ranime les cœurs et la volonté. Cette
si belle et si poignante tristesse que nous éprouvons devant les défaites qui
se succèdent au cours des âges et devant l’effacement de tant de belles
choses à jamais perdues est transcendée par cette si belle vertu, et c’est
sans doute une des raisons qui nous font tant aimer ce legendarium,
qui est bien plus qu’une compilation d’annales ou de récits épiques. Peu
à peu, nous découvrons les espérances des Elfes et des Hommes s’enrichir
mutuellement, et comme les défenseurs de Minas Tirith, submergés par
l’ennemi, nous croyons entendre sonner au loin les cors de l’Espérance[9]
qui annoncent, contre toute attente, la victoire finale. [1] Lettre 195 à Amy Ronald du 15 décembre 1956, pp 362 (Christian Bourgois éd.) [2] Lettre 328 à Carole Batten-Phelps (brouillon) d’automne 1971, pp 577-578 (Christian Bourgois éd.) [3]
History of
Middle-earth, Volume 10, pp 320 (Harper
Collins éd.), notre traduction. [4]
History of
Middle-earth, Volume 10, pp 318 (Harper
Collins éd.), notre traduction. [5]
History of
Middle-earth, Volume 10, pp 321 (Harper
Collins éd.), notre traduction. [6] Le Seigneur des Anneaux, Appendice A, I, V. [7] Le Seigneur des Anneaux, Livre VI, chapitre II. [8] Le Silmarillion, chapitre 20 [9] Lettre 328 à Carole Batten-Phelps (brouillon) d’automne 1971, pp 577 (Christian Bourgois éd.)
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