Mythopoiea |
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À quelqu’un qui lui représentait que les mythes n’étaient qu’un ramassis de mensonges dépourvus de la moindre valeur, le poète répondit par ce poème. Philomythus
à Misomythus Quand
vous voyez des arbres, vous les appelez par leur nom (car des arbres sont des
« arbres » et que le mot croissance vient du verbe « croître ») :
vous marchez sur la terre et foulez d’un noble pas l’un de ces
nombreux petits globes qui peuplent l’espace. Mais qu’est-ce qu’une
étoile ? Un peu de matière enrobée dans une boule tournant dans le Vide
en suivant d’inexorables lois mathématiques dont elle ne peut s’écarter,
tandis qu’à tout moment, suivant des lois analogues, des atomes se décomposent
et tombent en poussière. Au
Fiat d’une Volonté à laquelle nous devons nous soumettre et que nous ne
percevons que d’une manière confuse, de grands processus se mettent en branle
à mesure que le Temps déroule son cours depuis de sombres commencements
jusqu’à quelle destination ? Oh très incertaine. Et, comme sur une page
surchargée d’une écriture serrée très difficile à déchiffrer et toute
barbouillée de couleurs, apparaît une multitude de formes, repoussantes, délicates,
belles, étranges, mais toutes distinctes les unes des autres, quoique reliées
à une lointaine Origine, moucheron, homme, pierre, soleil. Dieu
a façonné les roches, les arbres, la terre tellurique, les étoiles stellaires
ainsi que ces homonculus qui marchent sur le sol dotés d’un système nerveux
qui réagit à la lumière et au son. Les mouvements de la mer, le vent dans les
feuillages, l’herbe verte, les vaches épaisses et lourdes et lentes, mais
combien amusantes à voir dans leur étrangeté, le tonnerre et les éclairs,
les oiseaux qui tournoient et qui crient, les limaçons qui sortent du limon,
rampent vers la vie et meurent, chacune de ces choses est dûment enregistrée
par notre cerveau dans les circonvolutions duquel elle laisse une marque indélébile. Cependant
les arbres ne deviennent des « arbres » que lorsqu’ils sont ainsi
nommés par celui qui les voit, et encore pas avant que ne soient apparus des êtres
doués de parole – faible écho, pâle image de ce qu’est le monde – ni
photo ni enregistrement, non ! – mais pure divination, rire enjoué – réaction
spontanée de ceux qui sentent – car tout cela, il faut d’avance le deviner
– travaillés par des mouvements apparentés à la vie et à la mort des
arbres, des bêtes, des étoiles : libres captifs limant les barreaux de
leur prison imaginaire, s’appuyant sur leur expérience pour mieux sonder
l’avenir enfoui dans le cerveau de Dieu, et creusant des chemins à l’esprit
à partir du sens. C’est ainsi qu’ils tiraient progressivement à partir
d’eux-mêmes de redoutables pouvoirs, et voyaient, quand ils se retournaient
derrière eux, d’habiles lutins travaillant dans les forges de l’esprit
entrelacer le jour et la nuit sur d’étranges métiers à tisser. Il
ne voit pas d ‘étoiles, celui qui ne les a pas d’abord vues de vif
argent prenant tout à coup feu comme des fleurs dans une vieille chanson dont
l’écho vous poursuit longtemps. Et le firmament n’est qu’un vide désolé
s’il n’est une tente diamantée, tissée de mythes et damassée de lutins.
Et la terre elle-même ne devient « terre » que lorsque l’on lui
reconnaît les entrailles d’une mère qui a donné naissance à tout ce qui
existe. Le
coeur de l'homme n'est pas composé uniquement de mensonges, car il est sage
d'une sagesse qui lui vient de Celui qui est très sage, et dont il est l'image.
Quoique séparé de Lui depuis longtemps, l'homme n'est pas complètement perdu,
ni entièrement changé. Exilé, peut-être, mais non encore détrôné. Il traîne
encore des lambeaux de sa grandeur passée. Il gouverne le monde par un acte créateur,
l’homme, ce sous-créateur, à travers qui la lumière se réfracte et passe
du Blanc unique à une multiplicité de teintes qui se combinant les unes les
autres créent sans cesse de nouvelles formes qui voyagent d’un esprit à
l’autre. Nous avons rempli toutes les crevasses du monde d’elfes et de
lutins, et bâti pour nos dieux des demeures faites d’ombres et de lumière,
mais c’était notre privilège. Que nous en ayons bien ou mal usé est une
autre histoire. Ce droit nous reste. Nous continuons de créer de la manière
dont nous avons été créés. Certes,
nous aimons bien prendre nos désirs pour des réalités. La Réalité dans sa
nudité nous effraie. Nous avons le cœur un peu pleutre. Et après ! D’où
nous viennent ces désirs, d’où nous vient ce pouvoir de rêver, et de dire
ceci nous plaît, cela nous déplait, telle chose est bonne, telle autre est
mauvaise ? Tous
les désirs ne sont pas vains, et nous ne rêvons pas inutilement ; car la
douleur est la douleur ; elle n’est pas désirable en soi, elle est un
mal : lutter, se résigner sont choses également disgracieuses. Quant au
Mal, que dirons-nous de lui, sinon qu’il existe. Cela au moins en sommes-nous
certain. Terriblement. Bienheureux
donc les cœurs timides et pleutres qui ont peur du mal, qui tremblent à sa vue
et qui lui ferment leurs portes ; qui ne cherchent pas à entrer en matière
avec lui, mais qui, s’enfermant dans une petite pièce, basse de plafond et
pauvre en meubles, sur un méchant métier à tisser tissent des rêves dorés
par la lumière des jours lointains, enfants de la Chimère. Bienheureux
les enfants de Noé qui surent construire de petites arches, frêles et
chichement garnies, mais qui poussées par le vent de la foi, un souffle, un
bruit, l’écho d’une rumeur – crurent voir à l’horizon de leur course
le port de leur désir. Bienheureux
les poètes et les faiseurs de légende qui inventèrent dans leurs vers des
choses dont il n’est pas fait mention dans l’histoire. Ce n’est pas eux
qui ont oublié la Nuit ; ce n’est pas eux qui nous ont dit de nous répandre
dans les bosquets des luna-parks des paradis organisés et du bien-être économique
et d’abjurer notre âme en échange d’un baiser de la moderne Circé.
(Moderne, oui, car contrefaite en plus et toute mécanique pour âmes préséduites.) Ils
ont vu ces îles au lointain de leur imagination et de plus belles encore, et
ceux qui les écoutaient parler faisaient bien de se méfier. Ils avaient vu
aussi la Mort et sa victoire ultime, cependant ils ne voulaient pas se retirer
vaincus du combat, mais chanter sur leur lyre des chants de victoire, enflammer
les cœurs d’un feu légendaire et illuminer le présent et le passé à la
lumière de soleils qui n’avaient pas encore brillé. J’aimerais
pouvoir chanter avec les troubadours et émouvoir l’invisible d’une
pulsation lancinante. J’aimerais accompagner les marins sur la mer, ceux qui
coupent de fines planches au versant des montagnes, et voyagent sur la vague du
sort, car certains ont doublé le cap de l’Occident fabuleux. J’aimerais
aller rejoindre ceux qui fouillent les entrailles de la terre pour extraire un
peu de cet or sur lequel ils feront
frapper l’image évanescente de quelque roi lointain et tisser sur des bannières
l’emblème héraldique d’un seigneur invisible. Mais
je ne marcherai pas avec les singes progressistes, qui se tiennent debout le tête
farcie de connaissances. Devant eux s’ouvre béant le sombre abîme vers
lequel tend leur course, si Dieu merci, le progrès finit par s’arrêter, au
lieu de continuer inlassablement sa route stérile et vaine sous d’autres
noms. Je ne foulerai pas, messieurs, votre route plate et poussiéreuse et
tournerai le dos à votre monde immuable où le petit créateur avec son art de
créateur n’a plus rien à faire. Je ne briserai pas encore mon petit sceptre
d’or pour m’incliner devant la Couronne de Fer. Peut-être
qu’au Paradis l’œil, cessant de contempler le Jour éternel, pourra-t-il
voir dans la lumière du jour le reflet de la Vérité. Puis se tournant vers la
Terre Bienheureuse verra-t-il toute chose telle qu’elle est dans sa réalité,
mais rendue libre. Le salut ne change ni ne détruit le jardin ni le jardinier,
les enfants ni leurs jouets. Il ne verra pas le mal, car le mal ne réside pas
dans l’image de Dieu mais dans les yeux vicieux, non pas dans la source mais
dans le mauvais choix, non pas dans le son mais dans la voix discordante. Au
Paradis on ne les voit plus de travers, et quoiqu’ils se mettent à réinventer,
ils ne mentent pas. Soyez certains qu’ils continueront de créer, n’étant
pas morts, et que les poètes auront des flammes sur la tête, et des harpes que
toucheront leurs doigts infaillibles. Là chacun pourra choisir à jamais au
sein de la totalité.
Traduction : Gérard Joulié |